20.1.06

Extraits de Siddhartha de Hermann Hesse

(1922)
"Mais toujours il s'était senti différent des autres hommes, supérieur à eux, toujours il les avait regardés avec un peu d'ironie, avec un peu de ce dédain moqueur que ressentit toujours un Samana* pour ceux qui vivent dans le monde. Quand Kamaswani était indisposé, quand il était de mauvaise humeur, quand il était offensé, quand il était tourmenté par ses soucis d'affaires, Siddhartha le considérait toujours d'un air de pitié dédaigneuse.
Ce ne fut que lentement, insensiblement, à mesure que s'écoulaient la saison des moissons et celle des pluies, que son ironie commença à se lasser et le sentiment de supériorité qu'il affichait, à s'émousser.
Ce fut lentement aussi que Siddhartha, au milieu de ses richesses toujours croissantes, prit lui-même un peu des manières des autres hommes, de leur puérilité, de leur pusillanimité. Et pourtant il leur portait envie. La chose qu'il leur enviait le plus, parce qu'elle lui faisait entièrement défaut, c'était l'importance qu'ils savaient donner à leur existence, la passion qu'ils mettaient à leurs plaisirs et à leurs peines, le bonheur anxieux mais doux qu'ils trouvaient à leurs éternelles manies amoureuses. Ces hommes s'attachaient toujours plus à eux-mêmes, aux femmes, à leurs enfants, à l'honneur ou à l'argent, à leurs projets ou à leurs espérances. Mais c'est justement ce qu'il n'apprit pas d'eux : cette joie naïve, cette innocente folie; il n'apprit d'eux que ce qui les rendait désagréables et faisait déjà l'objet de tout son mépris."
(...)
"Le monde s'était emparé de lui, le plaisir, la convoitise, l'indolence et finalement le vice qui lui avait toujours semblé le plus méprisable de tous, et qu'il avait toujours haï et tourné en ridicule : la cupidité. Le besoin de posséder, l'attachement aux richesses avait fini par le dominer et n'étaient plus pour lui un jeu et une futilité comme autrefois, mais une chaîne et un fardeau."
(...)
"Cette angoisse effroyable qui lui serrait le coeur, quand il jetait les dés pour un coup décisif sur de gros enjeux, il l'aimait, il la cherchait et toujours il tâchait d'en augmenter l'intensité, d'en rendre la sensation plus aiguë, car, dans cette sensation seule, il éprouvait encore quelque chose qui ressemblât à une jouissance, à une ivresse; il y trouvait surtout le stimulant dont il avait besoin pour sortir de sa morne et tiède existence d'homme rassasié de tout."
(...)
"Pendant des années, sans nobles aspirations, sans grandeur, il s'était contenté de mesquins plaisirs, et encore ceux-ci ne lui avaient-ils pas suffi ! Sans s'en rendre compte lui-même, il s'était efforcé, pendant tout ce temps, de réaliser son désir, d'être un homme comme les autres, ces grands enfants ! Et il n'avait réussi qu'à rendre son existence plus misérable et plus vide que la leur, parce que leurs buts n'étaient pas les siens, pas plus que leurs soucis. Tout ce monde composé d'individus à la négociant de commerce n'avait guère été pour lui qu'un spectacle, une sorte de danse que l'ont regarde de loin, une comédie. Seule Kamala avait trouvé grâce à ses yeux; elle seule lui avait été chère, mais l'était-elle encore ? Avait-il encore besoin d'elle ? ou elle de lui ? Ne se livraient-ils pas tous deux à un jeu sans fin ? Etait-il vraiment nécessaire de vivre pour cela ? Non, cela n'en valait pas la peine ! C'était là un jeu d'enfants, on avait du plaisir à y jouer une fois, deux fois, dix fois même, mais le recommencer toujours, toujours ?..."
(...)
"Quand la nuit tomba, il était toujours là, assis. Plus tard, levant les yeux, il aperçut les étoiles et se dit : "Me voilà ici, dans mon jardin, sous mon manguier". Un sourire passa sur ses lèvres : était-il donc nécessaire, était-il juste même de posséder un manguier, un jardin ? A quelle sorte de jeu insensé s'était-il donc laissé aller ? Et sans hésiter, il brisa les liens qui l'attachaient à ces objets. Ce fut encore une chose qui mourut en lui."

* Samana : le sans foyer, l'éternel pèlerin, qui sait jeûner, attendre, réfléchir. Il mendie sa nourriture de village en village.